C’est la voix remplie d’émotion que Manuel Rodriguez, appelé Manolo, nous a parlé du projet du « Colectivo Generación Lorca ». Un collectif qui a pour but d’honorer et de perpétuer la mémoire des immigrés espagnols de la première génération, arrivés en Belgique dès les années soixante.
Mise en contexte…
Né en 1951 à Toledo, en plein sous le gouvernement autoritaire de Franco, Manolo a connu un premier déménagement à l’âge de 6 ans, lorsque sa famille est partie à Madrid pour trouver du travail. Sa mère, Vidala, femme très engagée dans la lutte antifranquiste, n’a pas hésité pas à se mettre en danger pour défendre ses idéaux. Afin d’assurer la sécurité de sa famille, le père de Manolo a pris la lourde décision de migrer vers la Belgique, où l’organisation politique de la communauté espagnole était déjà établie. Nous sommes alors en 1965 et Manolo, âgé de 14 ans, ne connaît pas la langue française et n’a entendu parler de la Belgique que rarement lors de ses cours d’histoire. L’arrivée dans notre pays a marqué un tournant dans la vie de ce jeune garçon…
« La première chose qui m’a frappé quand je suis arrivé à Liège, c’était le ciel teinté de gris. Ca rendait les choses encore moins agréables… J’ai laissé ma famille, mes amis, mes repères et mes illusions derrière moi. L’intégration n’est pas évidente au début, on a le mal du pays. »
Très vite, Manolo participe aux activités du club « Federico Garcia Lorca » (F.G.Lorca) de Liège. Ce club, tout d’abord créé à Bruxelles en 1954, puis à Liège en 1960, avait pour but officiel de promouvoir les liens d’amitié entre les belges et les espagnols et de faire connaître l’art, le folklore l’histoire et les coutumes du peuple espagnol. Il avait aussi un objectif tacite, qui était de développer le Parti Communiste espagnol (PCE) en Belgique, afin de continuer la lutte antifranquiste pour obtenir le retour de la liberté et de la démocratie en Espagne. Mais avant toutes choses, le local du F.G.Lorca constituait un lieu de rencontre pour les immigrés espagnols et leur permettait de se sentir un peu chez eux, tout en étant dans un pays étranger.
« Le dimanche, nous allions sur la batte distribuer le petit journal que nous publions clandestinement. Ensuite, nous nous retrouvions tous autour d’un verre pour discuter de la situation en Espagne. Il planait là une certaine ambiance bien de chez nous, et ça faisait du bien. »
La naissance du « Colectivo Generación Lorca » à Liège…
Dès 1975, à la fin du régime de Franco, de nombreux espagnols expatriés ont peu à peu rejoint leur pays d’origine, avec pour conséquence une chute vertigineuse du nombre de membres inscrits aux clubs F.G.Lorca et la dissolution de la plupart d’entre eux. C’est le club de Liège qui a été le dernier à fermer ses portes en décembre 2008, laissant un vide dans la communauté espagnole de Belgique.
Très soudée, cette communauté a très vite ressenti le besoin de se rassembler. C’est en réponse à ce besoin que l’idée de créer le « Colectivo Generación Lorca » à Liège a germé dans la tête de Manolo et qu’avec l’aide de ses amis il est devenu une réalité.
« Cette idée a mis du temps à se concrétiser, soit par manque de temps soit par manque d’organisation. Ce qui a vraiment mis le projet en route, c’est la disparition de plusieurs de nos parents. Chaque année, le père ou la mère de mes amis décédaient et ce fut le tour de ma chère maman en août 2009. On ne pouvait donc pas attendre plus longtemps. En décembre 2009 nous nous sommes réunis lors d’une soirée en mémoire de ces parents disparus. Ils étaient la première génération d’immigrés espagnols, nous constituons la deuxième et il est très important que nos enfants, la troisième génération, se souvienne d’où ils viennent. De prochaines rencontres seront programmées par la suite. »
Depuis quelques mois, le « Colectivo Generación Lorca » a mis en ligne un site internet qui regroupe des photos, des informations, des textes, des chansons et surtout les témoignages de familles immigrées.
« J’ai pour objectif de publier le parcours d’au moins une famille par mois. C’est très important de garder une trace des ces récits. Les livres d’histoire sont remplis de noms, mais les noms de nos parents, il n’y a que nous qui pouvons les faire exister. Ils étaient en première ligne, ils se sont battus et ont sacrifié leur vie et parfois leur famille pour se jeter corps et âme dans la lutte pour la démocratie. Ils méritent qu’on leur rende hommage et qu’on se souvienne d’eux. Nous avons besoin de rattraper notre histoire. »
Le Collectif à aussi l’intention d’organiser une grande exposition photo qui retracera le parcours des 50 ans de l’immigration espagnole. S’il récolte les fonds nécessaires, il aimerait aussi faire ériger un monument ou une stèle dans la région liégeoise à la mémoire de leurs parents.
« Cette année, l’immigration espagnole fête ses 50 ans d’histoire. 50 ans, vous vous rendez compte ? C’est énorme. Il faut marquer le coup et surtout ne pas oublier. Il est primordial de rassembler tous ces témoignages, ces documents et ces photos liés à nos parents, pour raviver leur mémoire et les conditions dans lesquelles ils ont évolué lors de leur arrivée en Belgique. Le drame de l’immigré, c’est d’être oublié, que sa descendance ne se souvienne plus du chemin qu’il a parcouru pour que sa famille jouisse d’un avenir meilleur. Grâce au recueil de témoignages, ce drame pourra être évité et cela permettra à beaucoup de jeunes de la troisième génération, qui ressentent aujourd’hui le besoin de savoir d’où ils viennent, de trouver des réponses et de pouvoir, à leur tour, le raconter à leurs enfants et ainsi perpétuer la transmission de cette mémoire. »
La perpétuation de la lutte…
S’il est vrai que l’intégration de Manolo n’a pas été facile au début, aujourd’hui il est parfaitement inséré dans la société belge, mais l’idée de retourner vivre en Espagne, sa terre natale, ne le quitte jamais. Son parcours professionnel dans l’industrie du métal lui a aussi permis de s’investir dans la lutte sociale afin de faire respecter les droits, non seulement des travailleurs immigrés, mais aussi de tous les autres.
Après avoir été le président de la délégation FGTB des usines Magotteaux jusqu’en 2008, Manolo est aujourd’hui le vice-président des Pensionnés et Prépensionnés du Métal de Liège.
« Dès l’âge de 16 ans, j’ai commencé à travailler dans un atelier de tournure à Herstal et j’ai rejoint Magotteaux en 1979. Ma première préoccupation était de m’intégrer, de m’exprimer et de participer à la lutte pour le respect des acquis sociaux. Je n’ai pas hésité une minute à me rallier au mouvement syndical de l’usine. Je pense que les gens reconnaissent en nous, délégués syndicaux issus de familles d’immigrés espagnols, italiens ou autres, une force d’engagement énorme. C’est pourquoi ils nous font confiance et nous portent vers le haut lors des élections syndicales. »
C’est sur ces paroles que notre interview s’achève et que Manolo repart, le dictaphone en poche, à la recherche de nouveaux témoignages à retranscrire sur le site www.generacionlorca.be.