En octobre 2004, dans sa déclaration de politique fédérale, le gouvernement de Guy Verhofstadt demandait aux partenaires sociaux « de réexaminer le régime de l’intérim qui peut (…) constituer pour nombre de travailleurs salariés une porte d’accès à un emploi stable ». Il ajoutait qu’il fallait tout faire pour que « les travailleurs intérimaires soient mieux protégés (notamment pour ce qui concerne les indemnités de chômage), puissent travailler dans des conditions optimales de sécurité et puissent également bénéficier d’avantages sociaux. Il convient aussi d’analyser quelles améliorations s’avèrent possibles et notamment la possibilité de lever l’interdiction qui existe dans certains secteurs ». Terminant sur le sujet, le gouvernement fédéral préconisait aussi d’évaluer le système de l’intérim d’insertion « trop peu utilisé » et de prendre des mesures « pour en développer un accès plus simple en faveur des groupes à risques ».[2]
Pour les organisations syndicales, cette déclaration du gouvernement était inacceptable. D’abord, parce qu’elle constituait une immixtion du pouvoir politique dans les relations sociales. Ensuite parce que ces recommandations et propositions étaient à des années-lumière des revendications syndicales.[3] Ainsi, à l’aube des négociations interprofessionnelles précédentes, le front commun syndical présentait une série de revendications. Parmi celles-ci, on notait : « Le contrat de travail à durée indéterminée doit redevenir la règle. Ce qui signifie qu’il faut réduire le nombre de contrats à durée déterminée (…), d’intérimaires et autres contrats temporaires ou atypiques (…) »[4]. Il s’agissait donc d’une volonté claire de mettre un terme à la flexibilisation du marché du travail. Flexibilisation dont relève justement l’intérim. On sait aujourd’hui ce qu’il est advenu de cette négociation interprofessionnelle. On sait aussi que sur la question de l’intérim, les discussions ont tourné court : le projet d’accord n’y fait jamais référence.
Un secteur toujours plus revendicatif
A l’aube d’un nouveau round de négociations interprofessionnelles, il est bon de refaire le point sur la position de la FGTB en matière de travail intérimaire. D’autant que Federgon, l’association patronale du secteur de l’intérim pose les jalons de ses futures revendications : dans son rapport annuel 2005, Federgon présente le secteur comme « une force motrice essentielle de l’économie et de l’emploi qui est porteur d’une dynamique indispensable au bon fonctionnement du marché du travail ». Le nombre d'heures de travail intérimaire prestées a progressé de 8,7% entre 2004 et 2005. Ainsi, quelque 159,1 millions d'heures ont été prestées par 351.100 travailleurs, soit 81.105 équivalents temps plein. Le secteur représente 9,93% de l'emploi salarié total. C'est en Wallonie que la progression est la plus forte (+10,2%). Viennent ensuite Bruxelles (+8,6%) et la Flandre (+8,1%). L'intérim est bien devenu un canal important pour entrer dans le monde du travail. Ce qui se traduit par une plus grande flexibilité, mais également une plus grande insécurité d'emploi.
Fort de ces chiffres, le secteur revendique la révision de la loi de juillet 1987 comprenant la définition d’un nouveau motif de recours lorsqu’une entreprise fait appel à l’intérim en vue d’un recrutement en fixe. Federgon souhaite aussi que soient abolies les dernières interdictions sectorielles et un accès plus large au secteur public.
Intérim et syndicats : de l’opposition à …
Dans un premier temps, soit jusqu’en 1976, l’opposition de la FGTB à l’intérim est totale. Ainsi dans un avis du Conseil National du Travail (CNT) rendu en juillet 1975 (avis n° 450), soit quelques mois avant la législation de 1976, la FGTB dénonce les abus commis par les bureaux d’intérim tant en matière de sécurité sociale que de législation sociale.
Pour elle, le placement des travailleurs, que ce soit à titre temporaire ou permanent, relève de la politique de l’emploi, donc des pouvoirs publics. La FGTB considère d’ailleurs que « l’activité lucrative qui consiste à mettre les travailleurs à la disposition d’un utilisateur-employeur est une activité de placement payant et qu’il convient donc de considérer les agences de travail intérimaires comme des bureaux de placement payants dont l’activité ne peut qu’être, en son principe, interdite ».[8]
La FGTB est la seule organisation syndicale à défendre ce point de vue tandis que la CSC, la CGSLB et les employeurs proposent la mise sur pied d’une loi temporaire d’une durée de quatre ans qui réglemente le travail temporaire et le statut des bureaux d’intérim. Ce qui est fait le 28 juin 1976, sous le gouvernement Tindemans II, par l’adoption d’une loi qui porte réglementation provisoire du travail temporaire, du travail intérimaire et de la mise à disposition de travailleurs. Celle-ci sera prolongée, par arrêté royal, en date du 28 novembre 1980 pour une période d’un an.
En 1981, le 27 février pour être précis, le CNT rend un nouvel avis. Cette fois l’unanimité est de rigueur et contient les orientations générales suivantes :
- le caractère spécifique du travail temporaire doit être garanti, par la délimitation des circonstances dans lesquelles l’employeur peut faire appel à cette forme de travail, de même que par une procédure de recours à celui-ci ;
- l’association des représentants syndicaux aux procédures de recours au travail temporaire doit être mieux organisée, de manière à assurer la protection des travailleurs permanents ;
- les procédures d’autorisation du travail temporaire doivent prévoir l’intervention des organes de relations sociales ;
- les commissions paritaires doivent pouvoir adopter des modalités particulières de protection des travailleurs temporaires ;
- la réglementation de l’agréation des entreprises de travail intérimaire doit être actualisée et renforcée ;
- l’Onem et les entreprises de travail intérimaire doivent être placés sur le même pied en ce qui concerne leurs conditions d’exploitation et de gestion.
Cet avis sera suivi d’une série de conventions collectives qui vont remplacer la législation de 1976. Conclues le 27 novembre 1981, celles-ci (de 36 à 36 sexies)[9] portent sur des mesures conservatoires sur le travail temporaire, le travail intérimaire et la mise de travailleurs à disposition d’utilisateurs.
Il faudra attendre le 24 juillet 1987 pour que le législateur adopte un texte sur la question. Une réglementation qui s’inscrit dans un cadre plus général, celui de la mise à disposition de travailleurs. En la matière, l’interdiction est de mise en Belgique sauf, notamment, en cas de travail intérimaire. Sur le plan légal, celui-ci se définit aujourd’hui comme un travail temporaire effectué par un travailleur (l’intérimaire) pour le compte d’un employeur (l’entreprise d’intérim) chez un tiers (l’entreprise utilisatrice).
… l’autorisation sous contrôle
Cette législation fixe les conditions qui limitent le recours au travail intérimaire. Une entreprise utilisatrice peut faire appel à de la main d’œuvre issue de l’intérim
- pour remplacer un travailleur dont le contrat de travail a pris fin ;
- pour faire face à un surcroît extraordinaire de travail[10] ;
- pour permettre l’exécution d’un travail exceptionnel.
Ensuite, elle fixe des interdictions formelles à certains secteurs de l’activité économique quant au recours à l’intérim. Il s’agit notamment du secteur de la construction[11], du secteur des entreprises de déménagements et activités connexes (commission paritaire 140.05). Notons qu’une interdiction supplémentaire est à relever depuis 1997 : elle concerne les travaux de retrait d’asbeste et l’élimination de déchets toxiques. Ceci pour des raisons évidentes de sécurité.
La législation de 1987 accorde aussi un rôle important aux délégations syndicales de l’entreprise utilisatrice. Ce rôle concerne la durée maximale autorisée pour l’engagement d’un travailleur intérimaire et la procédure à suivre pour l’engagement d’une main d’œuvre intérimaire. Le tableau suivant détaille ce rôle :
Motif du recours à l’intérim |
Durée autorisée |
Procédure |
Remplacement d’un travailleur dont le contrat est suspendu
|
Durée de la suspension |
Aucune |
Remplacement d’un travailleur dont le contrat a pris fin |
6 mois
+ prolongation de 6 mois |
Obtenir l’accord de la délégation syndicale
S’il n’y en a pas : informer le fonds social
|
Surcroît temporaire de travail |
A négocier avec la délégation syndicale (DS)
S’il n’y en a pas: 6 mois
+ prolongation de 6 mois
+ prolongation de 6 mois |
Informer le fonds social
Informer le fonds social
Accord de la Commission de bons offices
|
Travaux exceptionnels |
3 mois (sauf exceptions) |
Aucune (sauf exceptions) |
Pour les organisations syndicales, cette mission confiée aux délégations syndicales au sein des entreprises utilisatrices est le socle de la loi. Elles n’entendent pas qu’on y déroge. C’est d’ailleurs toujours dans le cadre du respect de cette loi (et d’une série de conventions collectives de travail conclues par la suite : citons notamment les CCT 47, 57,58) que la FGTB intègre particulièrement son action en la matière.
Pas question d’élargir les motifs de recours à l’intérim !
Il ne peut donc être question de revoir les motifs qui autorisent le recours à l’intérim. Seuls le surcroît temporaire, le remplacement et les travaux exceptionnels sont des motifs jugés acceptables. Il ne peut être question de les revoir ou d’en ajouter d’autres. Ni d’ailleurs de revoir les rôle des délégations syndicales sur le terrain.
Les organisations syndicales entendent, par cette opposition, défendre une vision du marché du travail qui fait du contrat à durée indéterminée la référence. Or, l’intérim est un des véhicules d’un certain type de flexibilité du marché du travail. Un type de flexibilité qui ne place pas le travailleur au centre des préoccupations. En l’occurrence, il ne s’agit pas (quoi qu’en disent les différentes campagnes publicitaires des agences d’intérim) d’améliorer le « bien-être » d’un travailleur mais de permettre aux entreprises de gérer les hommes comme une simple ressource.
L’intérim, un passage obligé vers le CDI ?
Un éventuel élargissement des motifs permettant de recourir à l’intérim ferait de ce dernier un passage obligé pour l’entrée dans l’emploi et, davantage encore qu’aujourd’hui, un moyen de sélection. L’intégration au marché du travail se réaliserait au détriment des autres types de contrat, particulièrement du contrat à durée indéterminée. Ce dernier doit rester la norme parce que synonyme d’une plus grande sécurité professionnelle et parce que réel passeport pour l’intégration sociale et la vie en société dans notre modèle occidental.
Au contraire, l’intérim participe à la flexibilisation et à la précarisation du marché du travail, plus particulièrement du contrat de travail. Une série de conséquences néfastes découlent de ce statut pour le travailleur. Tout au plus peut-il être considéré comme une étape, une phase de transition dans une carrière professionnelle. C’est ce qui fait qu’aujourd’hui, pour permettre aux entreprises de répondre aux fluctuations du marché (et donc de la production), le travail intérimaire est toléré. Jamais il ne sera considéré comme « normal » par le monde syndical.
Un autre danger réside dans le fait que le travail intérimaire pourrait se positionner en qualité de sous-traitant par excellence, l’entreprise utilisatrice faisant appel à de la main d’œuvre intérimaire pour remplir des missions dévolues jusqu’alors à des entreprises sous-traitantes. Celles-ci et leurs travailleurs en seraient les premières victimes. Une telle situation pourrait remettre en cause la concertation sociale dans une série de secteurs et engendrer des difficultés au niveau du financement des fonds de sécurité d’existence.
L’intérim n’est pas un secteur comme les autres
Par ailleurs, accepter, comme c’est le cas dans l’intérim d’insertion, des contrats à durée indéterminée dans le secteur de travail intérimaire ne figure pas dans les projets syndicaux. Simplement parce que cela pourrait être une porte ouverte vers une classification et des barèmes spécifiques pour les travailleurs intérimaires. Or, pour les syndicats, le secteur de l’intérim n’est pas un secteur comme un autre et entrer dans une voie semblable conduirait à négocier, par exemple, des conditions de travail propres aux travailleurs intérimaires. Ce qui est une hérésie.
En outre, cela participerait à dénaturer les secteurs et représenterait un grand danger d’éclatement du marché de l’emploi, via une prolifération des contrats atypiques. Ce qu’un grand syndicat de masse, comme l’est la FGTB, ne peut accepter. Il lui serait en effet bien plus difficile d’organiser l’ensemble des travailleurs sur des objectifs communs. Le risque grandirait de verser dans une forme de corporatisme. Ce contre quoi elle lutte.
Le contrôle syndical de l’intérim
Enfin, le contrôle installé aujourd’hui pour vérifier la disponibilité du chômeur pour le marché de l’emploi positionne plus encore qu’avant les agences d’intérim comme un acteur incontournable dans le recrutement et le placement des travailleurs. Ainsi, pour que le facilitateur de l’Onem évalue positivement l’entretien qu’il a avec le demandeur d’emploi, le fait qu’il soit inscrit dans une agence d’intérim est considéré comme un plus. Par ailleurs, on remarque aujourd’hui que les entreprises considèrent les agences d’intérim comme des bureaux de recrutement, capables de sélectionner du personnel permanent. Tout cela au détriment du Forem dont c’est le métier de base.
Telles sont fondamentalement les critiques syndicales par rapport à l’intérim. Ces critiques permettent d’expliquer la logique défendue par les syndicats dans le cadre de la législation en la matière. Une logique qui, rappelons-le, réside sur le contrôle syndical tant à l’intérieur des entreprises via les délégations syndicales qu’à l’extérieur via le rôle que jouent les organisations syndicales au sein, notamment des commissions d’agrément et de la commission des bons offices.
Au delà de cette opposition au développement du travail intérimaire en dehors de la loi de 1987, les organisations syndicales mesurent bien que la formule se développe : des agences se partagent le marché tandis que, bon an mal an, plusieurs centaines de milliers de travailleurs prestent au moins un jour de travail en intérim. Des travailleurs qui, comme les autres, ont besoin d’un soutien, de conseils.
Un soutien, des conseils que les organisations syndicales entendent fournir à l’intérimaire à deux niveaux : au sein de l’entreprise utilisatrice (via la délégation syndicale) et au sein de leurs structures où les syndicats développent des services à destination de l’intérimaire
L’intérimaire et la délégation syndicale de l’entreprise utilisatrice
Au delà de son rôle de contrôle du respect de la législation sur le recours au travail intérimaire, la délégation syndicale de l’entreprise utilisatrice a aussi une mission « d’encadrement » de l’intérimaire. Cette mission qui n’a pas toujours été de soi (il fut un temps où les délégués syndicaux n’intervenaient pas pour régler les problèmes de l’intérimaire !) passe notamment par l’accueil du travailleur intérimaire.
Cet accueil est organisé par les centrales professionnelles qui offrent aux délégués de terrains un certain nombre d’outils (brochures, carnets d’adresses…) utiles à la bonne efficacité de cet accueil et à l’intégration du travailleur dans son nouvel environnement de travail. La délégation aide aussi l’intérimaire dans ses démarches administratives. Notamment auprès du chômage ou des secrétariats professionnels.
La démarche auprès du travailleur intérimaire ne se limite évidemment pas à cette prise de contact : elle vise aussi à vérifier qu’il n’y a aucune discrimination à l’égard de l’intérimaire qui, pour rappel, doit bénéficier des mêmes conditions de travail, des mêmes rémunérations et avantages que ses collègues. Parmi les abus constatés par les délégations, notons les plus fréquents: versement du salaire sectoriel et pas celui de l’entreprise, discrimination aux chèques-repas, aux primes, non paiement des jours fériés ou des frais de déplacement, absence de vêtements de travail.
En cas de discrimination, le délégué peut soit tenter de trouver une solution en interne avec la direction utilisatrice soit alerter, via sa structure syndicale, la Commission des bons offices. Cette Commission est un organisme paritaire où siègent tant les représentants de Federgon que des trois organisations syndicales représentatives et dont la mission est de traiter mensuellement les litiges nés au sein d’entreprises utilisatrices.
L’intérimaire et l’organisation syndicale
Au sein des différentes structures syndicales, différentes initiatives ont été mises en place en faveur du travailleur intérimaire parce que, au delà des enjeux propres au développement de ce type de travail, il y a des hommes et des femmes qui peuvent être confrontés à une série de problèmes.
Nous citerons, ici, une initiative particulièrement intéressante : il s’agit de ligne rouge de l’intérim initiée par la FGTB qui, depuis 1999, permet à un travailleur intérimaire, qu’il soit syndiqué ou non (la démarche est d’ailleurs anonyme), d’obtenir rapidement et sans déplacement un renseignement sur sa situation.
On n’est pas au far west
Il est indéniable que le recours à l’intérim est un facteur de précarisation du marché du travail. Le travailleur intérimaire, par définition, n’obtient qu’une occupation temporaire, sans garantie aucune de décrocher un emploi plus stable (quoi qu’en dise les utilisateurs et les fournisseurs de main d’œuvre intérimaire dans une multitude de sondages qu’ils font réaliser). Néanmoins, il faut constater aussi que, par le biais de la négociation collective organisée au niveau du secteur mais aussi au sein des entreprises, le travail intérimaire dans notre pays a évolué vers une flexibilisation régulée au sein du marché du travail : si la flexibilité du travail s’en trouve renforcée par son utilisation, elle se trouve aussi davantage encadrée par la négociation. De quoi assurer de la meilleure façon qui soit les intérêts des différents acteurs, dans le respect des règles du modèle de concertation « à la belge ».