Trois restructurations importantes ont frappé le brasseur Inbev en Belgique d’octobre à décembre 2005. Peu avant, pas moins de trois postes-clés étaient retirés aux anciens hommes forts d’Interbrew, déforçant clairement la Belgique au comité exécutif. La dernière coupe sociale fut-elle celle de trop ? Quelques jours plus tard, l’Américano-Belge Pierre Jean Everaert décidait de tirer sa révérence à la fin du premier trimestre 2006…
3 mars 2004. Les brasseurs Interbrew (Belgique) et Ambev (Brésil) annoncent leur fusion prochaine. Ce qui est entériné le 27 août. Le nouveau groupe, Inbev, devient le premier producteur de bières en termes de volume brassé (180 millions d’hectolitres). Il emploie alors 70.000 personnes et représente 13% de parts de marché. Le siège social reste à Louvain (même si des rumeurs font état d’un possible départ). Et la stratégie devrait se développer autour des trois marques phares : Stella Artois, Beck’s et Brahma.
Les Belges présents… à la base
Le conseil d’administration est composé de 14 personnes dont quatre administrateurs proviennent d’Interbrew et quatre autres d’Ambev. Dans les six administrateurs indépendants, on retrouve Jean-Luc Dehaene et le président, Pierre Jean Everaert.
Peu connu dans les affaires belges, ce dernier a effectué sa carrière à l’étranger dans de nombreuses multinationales. Parti à la retraite en 1997, il devient administrateur dans plusieurs sociétés, dont Interbrew. Le 24 avril 2001, il franchit une étape supplémentaire en acceptant la présidence du conseil.
Sur le terrain, c’est John Brock, débauché par Interbrew chez Cadbury Schweppes en février 2003, qui prend la casquette de CEO (« administrateur délégué »). Il est décrit comme soucieux des hommes et des femmes qui font l’entreprise : « Je veux connaître les gens et je veux que les gens me connaissent ». Il se voit d’ailleurs avant tout comme un leader ou un coach plutôt que comme un patron. Autour de lui, une dizaine de responsables – provenant en majorité du brasseur belge - vont l’épauler. Voilà pour la situation originelle.
La réorganisation ne
se fait pas attendre
Moins de six mois après la fusion des deux enseignes, les restructurations s’annoncent. En septembre, les filiales nord-américaines (Labatt et Beck’s) sont fusionnées. Un mois plus tard, Inbev annonce la fermeture prochaine de la brasserie Boddington (Angleterre), ce qui conduit à la perte de 55 emplois. Ce n’est qu’un début : l’externalisation (donc l’arrêt sur sites propres) des infrastructures technologiques (270 emplois dont 50 en Belgique), la fermeture de deux brasseries au Canada (respectivement 180 et 256 salariés), le désengagement hors de brasseurs espagnols, bosniaques ou croates, les fermetures en Bulgarie (98 personnes), en Allemagne ou encore en France (283 personnes) sont un coup brutal pour l’emploi en Europe et en Amérique du Nord.
La Belgique pas mieux lotie
Mais les Belges ne sont épargnés, loin de là. Même si, en janvier 2005, le nouveau bâtiment du siège social est inauguré en grandes pompes à Louvain, et que John Brock rappelle en septembre de la même année que « les noms de certaines brasseries sont intrinsèquement liés à une marque », et que l’entreprise « a une responsabilité humaine et sociale », l’avenir va s’assombrir très vite. En cause, la proximité des sites européens par rapport à Louvain (bon nombre de brasseries se situent à deux heures ou moins). Le premier coup de semonce est justement tiré depuis la ville flamande en octobre 2005 : 60 personnes sur 400 sont priées de plier bagage dans les services administratifs. Moins d’un mois après, c’est le quartier général mondial (toujours situé à Louvain) qui est visé : 45 travailleurs sur 400 sont licenciés. Et une semaine après, le 1er décembre, les quatre sites belges sont cette fois touchés : on dégraisse à hauteur de 232 personnes (sur 2.898), sans oublier que le brassage et la mise en fût de la bière Hoegaarden sont sans état d’âme transférés à Jupille. Avant, peut-être d’être délocalisés en Russie. Enfin, le 24 février 2006, les services financiers et planning (Jupille) sont jugés trop faibles ; les activités sont délocalisées en République tchèque et en Hongrie, ce qui condamne quelque 200 emplois. Et, à terme, les bâtiments liégeois.
Cette valse de fermetures et de licenciements a deux origines définies : la stratégie du groupe à investir dans des marchés émergents et la perte progressive du pouvoir des Belges d’Interbrew.
Dix pays ciblés
Depuis le début, Inbev ne s’en cache pas : dix pays sont considérés comme prioritaires puisqu’à eux seuls ils devraient représenter d’ici une bonne décennie 93% de la croissance brassicole : la Pologne (où Inbev s’associe avec Pepsi pour pénétrer un marché fortement dominé par Heineken, à l’inverse des autres pays de l’Est où Inbev est bien installé), la Chine (où le géant brassicole monte à 100% dans le capital de Lion – 3e brasseur du pays, de Human Debier Brewery, de K.K. et de Fujian), la Russie (acquisition de Tinkoff – la huitième brasserie russe pour Inbev qui devient le deuxième producteur du pays, et montée en puissance dans Sun Interbrew – 99,8%), l’Amérique (rachat du Canadien Labatt peu avant la fusion, montée en puissance dans Quilmes - Argentine, influence plus grande des Américains dans la hiérarchie), le Brésil (patrie d’Ambev), le Mexique, la Thaïlande et le Vietnam. On peut également ajouter l’Inde.
La stratégie du groupe est limpide : politique de contrôle de réductions de coûts et poursuite de la « philosophie » du « zero based budgeting » (chaque exercice budgétaire repart de zéro et non du réalisé de la période précédente). Ce qui suppose une politique commerciale avant tout axée sur les marques fortes dans les marchés arrosés. Ce qui implique aussi la fin du système Interbrew (« World’s local brewer ») qui favorisait les bières locales. On l’a compris : la bière peut se brasser n’importe où, sans obligation géographique ou historique, à condition que cela se fasse en grosse quantité. Preuve de la ligne suivie : les nombreux achats en Allemagne, pourtant déjà bien catalogué « Inbev », ce qui permet de réaliser de nombreuses synergies (et donc des réductions de coût) tout en asséchant discrètement le marché des concurrents potentiels. La justification des fermetures coule elle aussi de source : la diminution de la consommation en Europe de l’Ouest implique la disparition de certaines brasseries…
Les Belges peu à peu écartés du pouvoir
L’autre origine de ce modèle de gouvernance désormais antisocial est à trouver dans la perte de pouvoir des Belges et de l’ex-Interbrew. En septembre 2005, de nombreux changements vont être opérés. Frédéric de Radiguès, qui avait pris la direction générale des opérations belges et luxembourgeoises neuf mois plus tôt, est remplacé par le Portguais Miguel Patricio, jusque là vice-président marketing de la zone Amérique du Nord d’Inbev. Justification officielle : la Belgique a besoin d’un coup de fouet commercial. Le contrôle des achats (poste-clé dans la recherche de réduction de coûts et de synergies) est lui aussi retiré des mains d’Interbrew pour être confié au Brésilien Juan Vergana. Quant au poste de vice-président de la croissance externe, jadis confié au Belge Gauthier de Biolley, il reviendra désormais à un Américain qui devra rapporter ses faits et gestes… à un Brésilien. Si, au conseil d’administration, le pouvoir reste équilibré, il n’en est pas de même au comité exécutif où l’on compte désormais trois Belges pour cinq Brésiliens, trois Américains (marché convoité, rappelons le) et trois Européens. A ce moment, les syndicats belges s’inquiètent de ce transfert de pouvoir. Ils ont raison. Fin décembre, Pierre Jean Everaert (ex Interbrew) annonce son départ de la présidence du conseil d’administration en avril 2006. Il serait remplacé, à en croire les rumeurs, par un non Belge.
Dans la foulée, John Brock, jugé trop frileux par les actionnaires, est remercié en toute fin d’année et, étonnamment ( !), c’est un Brésilien (Carlos Brito) qui prend le pouvoir du comité exécutif. L’homme est réputé pour sa connaissance des marchés émergents. Enfin, début janvier, le Portugais Miguel Patricio, en partance pour la zone Amérique du Nord, est relayé par la Française Sabine Sagaert désormais en charge de la division Belgique et Luxembourg.
Rarement le monde économique avance à coup de coïncidences. Mais toujours ou presque il fait prévaloir la rentabilité sur le social. L’épisode Inbev nous le rappelle, une fois encore, bien amèrement.